Comme le souligne Michel Menger (2003), un groupe professionnel fait reconnaître son professionnalisme par « l'élévation du niveau de savoir et d'expertise, dans une situation de concurrence pour la reconnaissance d'une qualité et d'une technicité spécifiques du travail effectué ». En vue de préserver leur autonomie, de contrôler une « juridiction » dans la division du travail (A. Abbott, 1988) et d'asseoir une autorité, en particulier vis-à-vis des professions concurrentes (E. Freidson, 1994), ces groupes sont alors contraints de renouveler constamment leurs savoir-faire au cœur d'une pratique sociale divisée par des segments internes et externes qui vivent et meurent en se concurrençant.
Dans le secteur de l'encadrement sportif, la conservation du pouvoir professionnel repose donc sur la capacité des praticiens à innover dans le champ de la pédagogie et de la didactique des activités physiques et sportives (APS). « Priorité nationale » pour l'institution scolaire, la natation a connu, sous l'influence des acteurs qui se partagent les prérogatives de son enseignement, plusieurs évolutions significatives depuis plus d'un siècle, entre « logique de l'innovation, qui suppose d'accepter de vivre l'incertitude des moyens et des fins et logique de l'organisation, qui suppose au contraire de parvenir à éradiquer l'incertitude, en prévoyant, en programmant, en standardisant » (N. Alter, 2010). La recension dans la littérature professionnelle d'inventions relatives à l'enseignement de la natation, qu'elles relèvent d'enjeux de formation, de traitements didactiques, d'organisation des apprentissages ou d'adaptations aux élèves, associée à la position professionnelle de leurs auteurs, qu'ils soient maîtres-nageurs-sauveteurs (MNS), enseignants, conseillers techniques / pédagogiques ou scientifiques, permet de saisir l'origine de la production des savoirs professionnels en la matière, ainsi que les tentatives des groupes professionnels à imposer leurs pratiques et les initiatives des concurrents pour y résister.
Ainsi, en mettant à jour la disposition des groupes professionnels à produire et imposer des savoirs professionnels nouveaux, améliorés, ou renforcés autour du « savoir nager », perçu autant comme une compétence pour se protéger des risques de noyade que comme un enrichissement de la motricité humaine, nous montrons que la domination professionnelle en ce domaine varie significativement selon les périodes étudiées. De manière assez curieuse, elle est inversement proportionnelle au développement des MNS, groupe spécialisé et désigné pour cette mission depuis 1951. Ce constat laisse à penser qu'un segment « installé » n'est pas forcément le leader de l'innovation professionnelle dans son propre secteur d'activités et que les initiatives créatrices de groupes concurrents peuvent le rendre vulnérable du fait d'une expertise diminuée et/ou contestée.